Etre Eglise aujourd’hui

Assemblée de l’Eglise Protestante de Genève, 6 octobre 2004, par Shafique Keshavjee.

Si j’ai répondu à l’invitation de Roland Benz, c’est parce que l’Eglise de Neuchâtel m’a adressé la même demande et que cela correspond à une période de ma vie où j’essaie de formuler un bilan. Cela fait 30 ans que j’ai répondu à un appel du Christ. Cela fait 30 ans que j’essaie de servir dans l’Eglise réformée, en contact avec beaucoup d’autres Eglises et cela fait 30 ans que j’entretiens des relations avec l’extérieur, mandaté par le Conseil synodal de mon Eglise pour me tourner vers des croyants d’autres traditions religieuses. J’ai été invité à construire, avec des Catholiques, des Orthodoxes, des Evangéliques, des Pentecôtistes une communauté de partage, de prière. J’ai été tourné vers le monde scientifique parce que j’ai enseigné à l’Ecole polytechnique, j’ai été tourné vers le monde politique parce que je fais partie de la Constituante dans le canton de Vaud. J’ai une vie qui est beaucoup tournée vers l’extérieur. Et je suis à un point de ma vie où j’ai envie de mettre par écrit ce que je perçois de l’Eglise aujourd’hui. Alors je viens vers vous très simplement, dans cette période de souffrance qui est la mienne, dans cette période de souffrance qui est la vôtre, afin de partager certains éléments. Je le ferai de la manière suivante : dans un premier temps, je ferai une brève méditation biblique et, dans un deuxième temps, je vous proposerai cinq couples de mots, de réalités qui peuvent peut-être vous aider à vous situer un peu plus en tant qu’Eglise aujourd’hui.

Introduction

Je vis une double difficulté à prendre la parole ce soir. Tout d’abord, en tant qu’Eglise, vous traversez une période de grandes turbulences et de souffrance. Alors que l’identité profonde d’une Eglise est d’adresser vocation à des hommes et des femmes pour qu’ils entrent dans une suivance personnelle et communautaire du Christ, vous voilà contraints, pour des questions financières, de dire à des hommes et des femmes qu’ils doivent quitter l’institution qui jusqu’à présent les avait appelés et soutenus. Et cela est extrêmement douloureux. Je perçois et j’imagine que de nombreux sentiments vous traversent : colère violente pour certains, secret soulagement peut-être pour d’autres. Tristesse, inquiétude, douleur, probablement pour tous. Je me sens dès lors comme un des amis de Job qui vient lui rendre visite alors qu’il est meurtri et endeuillé. Or nous savons tous que les discours des amis ont été pour l’essentiel inappropriés. Alors même que pendant sept jours et sept nuits ils se sont tenus en silence à côté de lui. Moi aussi, dans ce temps, je préférerai me taire. Et simplement être à votre écoute… La deuxième difficulté est tout à fait personnelle. Je suis en train de vivre l’été le plus difficile de ma vie et je n’ai guère envie de parler. Un de mes fils, Simon, est atteint d’une leucémie, et il vient de faire une rechute. Il est entre la vie et la mort. Et aussi bien que possible, nous essayons de l’accompagner en ces temps d’extrême douleur. Beaucoup de questions qui me semblaient si importantes paraissent secondes, voire secondaires. Et comme souvent, l’épreuve du feu nous propulse vers l’Essentiel.

Ce que je vais essayer de vous apporter ne sera ni une conférence bien élaborée, ni une prédication pour vous encourager. Je commencerai par une brève méditation biblique puis je poursuivrai par la présentation de cinq binômes, qui sont à la fois des clés de lecture et des stimulations pour notre engagement en Eglise.

Méditation

En réfléchissant à ce que j’avais envie de vous partager, je lisais « Pain de ce jour ». Nous sommes actuellement dans le livre de Jérémie et c’est le texte du jour – Jérémie 31/15-20 – qui m’est apparu assez approprié.

Lecture de Jérémie 31/15-20.

Ce texte a été repris dans l’Evangile de Matthieu (2/16-18) lors de cet événement si dramatique du massacre des enfants innocents à cause de la colère et de la furie d’Hérode. Nous vivons quelque chose de cette souffrance en Eglise. Un commentaire extrêmement beau de ce texte, je l’ai trouvé dans Les frères Karamazov de Dostoïevski. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce temps du récit où les personnes viennent voir le staretz ; il y a cette femme qui a perdu quatre enfants ; elle vient voir le staretz avec sa souffrance extrême et dit : j’ai perdu trois de mes enfants ; je l’ai vécu avec courage mais, quand le quatrième et dernier est parti, cela a été terrible pour moi. Le staretz, dans un premier temps, lui répond : ta souffrance est grande mais un autre staretz a dit que ces enfants qui partent sont auprès du Seigneur et, parce qu’ils ont été enlevés si brutalement, ces enfants ont une place privilégiée auprès de Dieu. Belle consolation. Mais ce qui fait la force du texte c’est que cette femme continue : je ne me satisfais pas de cette consolation. Je sais bien que mon enfant est auprès de Dieu mais, en même temps, il me manque ; je vis, jour après jour avec ce sentiment de l’absence et j’aimerais tellement revoir cet enfant, entendre ses petits pas, pouvoir goûter, ne serait-ce que quelques minutes, la présence de cet enfant. Souffrance, consolation. C’est là que je trouve la grandeur de Dostoïevski qui continue de cette manière, ayant entendu la souffrance de cette femme : cela, prononça le staretz, c’est l’antique Rachel qui pleure ses enfants et ne peut se consoler car ils ne sont plus. Tel est votre lot ici-bas, vous autres mères ; ne te console pas, pleure mais chaque fois que tu pleures, ne manque pas de te souvenir que ton petit gars est un des anges de Dieu qui te regarde là-bas et te voit. Il se réjouit de tes larmes et les montre au Bon Dieu. Il y en a encore pour longtemps de ces grands pleurs de mères mais, à la fin, ils se changeront en une douce joie et tes larmes amères ne seront plus que des larmes de doux attendrissement et de purification du cœur qui sauve du péché. Non à une consolation facile. Dans votre souffrance comme dans la mienne, nous ne voulons pas d’une consolation facile ; Dostoïevski montre ici toute la finesse de l’analyse en décrivant deux sortes de souffrances : il a constaté que parmi le peuple qui souffre, il y a cette douleur silencieuse, interne qui va vers la paix et il y a cette autre souffrance, cette lamentation qui est une lamentation irritative : les lamentations qui n’apaisent qu’en rongeant et en déchirant encore davantage le cœur. Une telle douleur ne veut pas de consolations ; elle se nourrit de l’idée d’être inextinguible. Les lamentations ne sont que le besoin d’irriter davantage la plaie. Il y a une façon de se lamenter, une façon de nourrir la souffrance qui se replie sur elle-même. Par rapport à cela, il y a une ouverture. Le texte biblique continue :

« Ainsi parle le Seigneur. Assez ! plus de voix plaintive, plus de larme dans les yeux ! Ton labeur reçoit sa récompense – oracle du Seigneur : ils reviennent des pays ennemis. Ton avenir est plein d’espérance – oracle du Seigneur , tes enfants reviennent dans leur patrie. J’entends, oui, j’entends Ephraïm qui se lamente : « Tu me domptes et je me laisse dompter comme un taurillon indocile, fais-moi revenir car Toi, Seigneur, tu es mon Dieu. Dès que je commence à revenir, je suis plein de repentir ; sitôt que je me vois sous mon vrai jour, je me frappe la poitrine . Sur moi honte et déshonneur ! Ma jeunesse a été un scandale , j’en supporte les conséquences ». Ephraïm est-il pour moi un fils chéri, un enfant qui fait mes délices ? Chaque fois que j’en parle, je dois encore et encore prononcer son nom et en mon cœur, quel émoi pour lui ! Je l’aime, oui, je l’aime – oracle du Seigneur. »

Souffrance de la mère, souffrance de l’enfant ; pourtant, au cœur de l’épreuve, il y a ce retournement dans la vérité. Je terminerai cette brève méditation sur le thème « Souffrance, consolation » par ces paroles très belles de C.S. Lewis :

« Si tu recherches la vérité, tu finiras peut-être par trouver la consolation ; mais si tu recherches la consolation, tu ne trouveras ni consolation ni vérité, tu trouveras seulement tes propres illusions pour commencer, et le désespoir pour finir ».

Dans cette souffrance qui est la vôtre, qui est la mienne, dans laquelle nous sommes, je vous appelle à rester dans la vérité, la vérité de nos sentiments, la vérité de ce que nous percevons pour que nous oeuvrions vraiment dans une attitude qui nous permette d’entrer dans une consolation, qui permette à chacun – les personnes qui ont souffert de devoir licencier, les personnes qui sont dans une situation de licenciement et de rejet – de découvrir une réalité plus forte. C’est ma prière pour vous et pour nous.

Cinq couples pour stimuler l’Eglise

1.Fiertés et fragilités

Nous avons l’habitude, dans l’Eglise réformée, de beaucoup regarder nos fragilités. Cela est une force réelle que de les reconnaître. Mais il nous arrive parfois, peut-être par une fausse humilité, voire par un orgueil sournois, de nous y complaire ! Or la grâce bannit l’orgueil et suscite la fierté !

Fiertés

La première caractéristique de l’Eglise aujourd’hui devrait être une saine fierté.

1.1. En tant que membres de l’Eglise, nous ne nous confions pas en nous-mêmes –en notre avoir, notre savoir ou notre pouvoir- mais nous plaçons notre « gloire », notre identité profonde, en Jésus-Christ (Philippiens 3/3). Le Christ est notre plus grande fierté. Sa naissance, sa vie, ses rencontres, son enseignement, ses guérisons, ses délivrances, son abandon, sa mort, sa résurrection, son élévation… sont des sources inépuisables d’inspiration. Plus que tout autre, Jésus de Nazareth a franchi les barrières que les hommes construisent entre eux. Il est allé vers les pauvres comme les riches, les exclus comme les puissants, les femmes comme les hommes, les enfants comme les adultes, les malades comme les bien-portants, les ‘dérangés’ comme les ‘bien rangés’, les non-juifs comme les juifs. Jésus est le plus grand traverseur de frontières que l’humanité ait connu. Le plus grand renverseur aussi du désordre établi. Et l’ampleur de sa grandeur réside dans la profondeur de son abaissement. Notre « titre de gloire » est dans la Croix du Christ (Galates 6/14), notre fierté est dans son humilité.

1.2. Par le Christ, nous mettons notre fierté en Dieu (Romains 5/11). Grâce à Jésus, nous avons découvert que le Mystère le plus opaque de l’univers est Incarnation (Dieu est humain, les hommes sont inhumains), Réconciliation (Dieu est altération de ce qui en nous est aliénation) et Communion (Dieu est intimité dans l’altérité). Placer notre foi en Jésus-Christ, c’est accueillir par l’Esprit Saint une Présence qui élargit notre horizon à l’infini. C’est se laisser se transformer aussi par le principe le plus fondamental de non-exclusion d’autrui.

1.3. Par le Dieu de Jésus-Christ, nous mettons notre fierté dans cette « nuée de témoins » (Hébreux 12/1), ce peuple de Dieu, cette communauté de femmes et d’hommes appelés, transformés et envoyés par son Esprit. Oui, nous pouvons être fiers de tous ces témoins qui, à travers les siècles, nous ont transmis cette connaissance du Dieu vivant. « Grande est la fierté que j’ai de vous » disait Paul (cf. parmi d’autres textes 2 Corinthiens 7/4). L’Eglise, Corps du Christ, est dès lors aussi un sujet de fierté.

1.4. Par cette Communauté de chrétiens fidèles et infidèles, nous avons reçu la Bible, dont nous sommes fiers. Ces textes inspirés, d’une extraordinaire diversité, rendent témoignage à la Présence mystérieuse de Dieu à la source, au cœur et à l’achèvement de l’univers, à son engagement en faveur de tous les humains et du peuple juif en particulier, à sa venue en Christ et à son projet de tout réconcilier en lui, à sa proximité aimante et à sa distance critique à l’égard de nos comportements prodigieux et perturbés, beaux et tortueux, créatifs et destructeurs. La Bible est certainement le livre qui a le plus marqué l’Occident ; il est son trésor littéraire le plus précieux. Dans une enquête récente en France, plus de 2000 personnes ont dévoilé quels étaient leurs livres préférés. La Bible arrive en première position, suivie par Les Misérables de Victor Hugo qui lui-même a affirmé :

« Sachez que le livre le plus philosophique, le plus éternel, c’est l’Ecriture sainte. Donc, ensemencez les campagnes d’Evangiles, une Bible par cabane. »

Ainsi, en tant que protestants, nous partageons cette quadruple fierté –en Jésus, en Dieu, en l’Eglise et en la Bible- avec tous les autres chrétiens.

Avec les autres chrétiens de ce pays nous pouvons être fiers ensemble de la Suisse, de ce que nos valeurs et engagements ont produit notamment comme constitutions et comme institutions (écoles, hôpitaux, services sociaux, etc.), comme convivialité et comme créativité.

Mais en tant que protestants nous avons aussi nos sujets de fierté particuliers (comme les personnes d’autres Eglises ou traditions religieuses ont les leurs !).

1.5. Un des termes grecs du Nouveau Testament que nous traduisons par « fierté » est parrèsia. Son étymologie (pan, tout et rhèma, parole) signifie littéralement « liberté de tout dire », d’où « ouverture, franchise, courage, assurance »1. Les protestants, certainement plus que les autres chrétiens, ont défendu et promu cette liberté d’expression, non seulement à l’égard de la Bible, mais au sein de la société. De cette liberté de parole, pour nous comme pour d’autres, nous pouvons en être fiers ! La défense de la dignité humaine, des droits de l’homme et de la femme, s’est développée d’abord dans les pays anglo-saxons (Angleterre, Amérique du Nord) avant d’être revalorisée sur le Vieux Continent, en particulier lors de la Révolution française. Ainsi, les valeurs fondamentales que sont la liberté d’expression, la dignité humaine, l’égalité entre l’homme et la femme, le pluralisme, la démocratie, la recherche scientifique… ont été profondément nourris par le christianisme protestant. Par leur sens aigu de ces valeurs, ce sont les protestants qui ont été à l’avant-garde de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux (j’y reviendrai).

1.6. Ce sont eux aussi qui ont permis une réelle prospérité économique, dont nous pouvons être fiers (avant d’en critiquer les dérives). Orientation de l’énergie humaine non vers l’au-delà pour gagner son salut –puisqu’il est offert par grâce et accueilli dans la foi- mais vers l’ici-bas pour transformer le monde ; valorisation des compétences de chacun –tous participent au ministère de prêtre, de prophète et de roi- organisation rationnelle du travail au sein de l’entreprise –et développée hors du foyer familial- scolarisation et alphabétisation de tous –pour lire la Bible-, transmission des valeurs que sont la confiance, l’honnêteté, la gestion rationnelle, la frugalité… autant d’apports spécifiquement protestants ou dans lesquels ils ont excellé. Toutes ces contributions ont rendu les pays protestants parmi les plus prospères au monde2.

1.7. Les protestants peuvent être fiers aussi de l’organisation de leurs Eglises. Les laïcs y sont associés à tous les niveaux de décision, les femmes y accèdent à tous les ministères, les structures s’adaptent aux changements à l’œuvre dans la société. Fiers, nous pouvons l’être, et je le suis, de tant de laïcs et de ministres protestants remarquables, dévoués, généreux, compétents, avec qui nous cheminons ensemble de la naissance à la mort, nous soutenant mutuellement dans les bons et les mauvais jours.

Une transformation de l’Eglise et de la société ne peut commencer sans une transformation des mentalités. Alors qu’au 16ème siècle ce fut la redécouverte de « la justification par la foi » qui déclencha ce formidable élan de renouveau, on peut se demander si ce n’est pas la remise en valeur de « la fierté en Christ » qui régénérera durant ce siècle nos vies, nos communautés et nos sociétés.

Fragilités

Si nous pouvons être fiers de la prospérité économique ainsi que des valeurs que sont la liberté et le pluralisme -promus avec d’autres que des protestants, bien évidemment- il nous faut bien reconnaître qu’elles ont engendré aussi une face sombre dans la société et dans l’Eglise qui doit être confrontée.

A. Dans la société

1. La prospérité économique liée au protestantisme – je le rappelle, la majorité des multinationales ont été créés dans des pays sociologiquement protestants et ce sont ces pays qui ont les PNB par habitant parmi les plus élevés au monde- a aussi ses limites et ses revers. L’acquisition de cette prospérité a eu deux conséquences majeures, parmi d’autres : d’une part un déplacement des « fiertés-assurances » et d’autre part une baisse de la démographie.

1.1. L’acquisition de richesses matérielles a eu comme conséquence une perte de reconnaissance à l’égard des richesses spirituelles qui sont le fondement de l’Occident. Le chapitre 8 du livre du Deutéronome demeure d’une étonnante actualité.

« Garde-toi bien d’oublier le SEIGNEUR ton Dieu en ne gardant pas ses commandements, ses coutumes et ses lois que je te donne aujourd’hui. Si tu manges à satiété, si tu te construis de belles maisons pour y habiter… si tu as beaucoup d’argent et d’or, beaucoup de biens de toute sorte, ne va pas devenir orgueilleux et oublier le SEIGNEUR ton Dieu. (…) Ne va pas te dire : « C’est à la force du poignet que je suis arrivé à cette prospérité », mais souviens-toi que c’est le SEIGNEUR ton Dieu qui t’aura donné la force d’arriver à la prospérité, pour confirmer son alliance jurée à tes pères, comme il le fait aujourd’hui » (Deutéronome 8/11-14 ; 17-19).

La reconnaissance communautaire à l’égard de Dieu a perdu de sa valeur. (Cela ne veut pas dire que les Suisses ne prient plus, bien au contraire. Selon différentes enquêtes, près de 40% des Suisses prient tous les jours et seuls 10% disent ne jamais prier). Il est à souligner qu’une partie importante des richesses matérielles a été gérée de manière très solidaire (assurance maladie, AVS, assurance chômage, depuis peu assurance maternité, impôts divers pour financer les nombreux services de l’Etat…). Mais cette gestion remarquable a eu comme tendance à faire oublier le fondement qu’est l’assurance placée en Dieu, seule assurance à résister à toutes les épreuves et bouleversements.

1.2. Outre l’amnésie à l’égard de Dieu et de l’apport des Eglises, la prospérité a eu comme conséquence une baisse de fécondité. La sécurité que représente une famille nombreuse a été remplacée par d’autres priorités : épanouissement personnel par son travail et par ses loisirs, épargne, etc. La baisse démographique des protestants en Suisse est significative. Et aucune réforme interne aux structures de l’Eglise, aussi pertinente soit-elle, ne peut contrecarrer ce mouvement. En 1850, 60% de la population suisse se disait protestante ; en 1960, un peu plus de 50%, en 1990, 40%, en 2000, 33%… Un habitant sur trois. A moins que les protestants décident d’engendrer plus d’enfants, ou qu’ils soient incités -par leurs autorités d’Eglise ?- à en faire, cette baisse continuera à avoir lieu. La population protestante vieillira quelles que soient les restructurations de nos communautés. Prospérité matérielle et vitalité démographique semblent antinomiques. Ce surplus de richesses économiques et ce manque de renouvellement en forces vives a eu comme conséquence la venue chez nous de populations plus pauvres et plus prolifiques (d’abord des Italiens, des Espagnols et des Portugais catholiques ; aujourd’hui des Serbes, Croates, Bosniaques, Turcs, Arabes, Africains, Tamouls, Vietnamiens…, en majorité musulmans, mais aussi orthodoxes –ou d’autres confessions chrétiennes- hindous ou bouddhistes.

1.3. Or aujourd’hui, cette prospérité économique acquise de manière laborieuse (le plus souvent par un travail acharné, et parfois par des exploitations qui doivent être critiquées) est aujourd’hui ébranlée. Pour des raisons internes (poids des assurances et des impôts ; baisse démographique, perte de solidarité) mais aussi externes (concurrence féroce entre entreprises sur le plan occidental et mondial). Or cette prospérité ébranlée influence fortement la vie de la société et des Eglises. En effet, pour protéger et valoriser les acquis, un discours dominant consiste à vouloir dynamiser les entreprises –qui produisent- et les ménages –qui consomment- en baissant la fiscalité. Il s’ensuit un affaiblissement de l’Etat social avec tous les soubresauts qui l’accompagnent (réactions dans le corps médical, enseignant, social… ne pouvant faire autant, voire plus avec moins, et réactions chez les bénéficiaires qui voient les prestations diminuer). Très concrètement, les Eglises réformées liées à l’Etat subissent frontalement ce même choc et voient diminuer le nombre de postes ministériels financés par l’argent public. Les pressions sur les entreprises –devant être encore plus concurrentielles- génèrent aussi une fatigue et une tension dont les conséquences affectent directement la vie des Eglises (moins de disponibilité, besoin de plus de repos le week-end…).

2. Les protestants défendent la valeur du pluralisme. D’autant plus, il faut l’avouer, depuis qu’ils ne sont plus majoritaires. (En terre vaudoise, les protestants sont passés de 96% de la population en 1850 à 40% -dont 2,2% d’évangéliques- en l’an 2000. Leurs principaux partenaires/rivaux sont les catholiques (34%), les sans appartenance (14%), les musulmans (4%), les orthodoxes (1,6%)…). Ce sont les protestants qui –au 20ème siècle- ont le plus œuvré pour l’œcuménisme et le dialogue interreligieux. Et comme dit précédemment, c’est un sujet de fierté. Mais ces sujets de fierté se heurtent à de réelles difficultés.

Le modèle protestant de l’œcuménisme –une Fédération d’Eglises indépendantes qui se reconnaissent- se heurte à d’autres modèles, notamment au catholique –une Communion par une reconnaissance des ministères, en particulier celui du pape et des ministères épiscopaux. Comme la réformation interne à l’Eglise catholique souhaitée par les protestants tarde à se faire –autorités d’Eglise bien trop masculines et hiérarchiques- et que celle des Eglises protestantes souhaitée par les catholiques ne tend pas à se faire –refus de reconnaître un ministère « épiscopal » là où il n’existe pas… et là où il existe !- l’œcuménisme semble bloqué. Dans les faits et sur le terrain, de nombreuses collaborations existent, grâce à Dieu et à la soif d’unité de très nombreux chrétiens de toute confessions.

Le modèle protestant du dialogue interreligieux –varié, il est vrai, allant de l’exclusivisme des plus fondamentalistes au relativisme des plus libéraux- se heurte à de nouveaux défis. L’acceptation nécessaire de la pluralité des communautés religieuses tend à se confondre avec l’acceptation indifférente du relativisme des doctrines et des expériences. Or les enseignements des différentes communautés, même s’ils contiennent tous des trésors précieux pour les autres, ne se valent pas. Non seulement sur le plan théologique –ouverture/fermeture au Dieu de Jésus-Christ- mais aussi sur le plan axiologique –qualité/hiérarchie des valeurs. Plusieurs communautés religieuses véhiculent des compréhensions de la liberté, de la femme et de l’homme, du pluralisme, du respect de l’autre qui sont incompatibles avec celles de l’Evangile.

Le pluralisme protestant se heurte dès lors aux « pluralismes » de groupes religieux qui en profitent mais n’en partagent ni les fondements ni les finalités. La question qui se pose aux chrétiens protestants est la suivante : jusqu’où leur pluralisme peut-il faire de la place à un autre pluralisme qui nie ses propres valeurs et objectifs ?

3. Les protestants défendent la valeur de la liberté. Or cette liberté –sur le plan économique, politique, sexuel, culturel, religieux…- n’a de sens positif que si elle est orientée par Dieu, c’est-à-dire par l’horizon du respect de l’autre et du bien commun. Un politologue, James Kurth, a défini la mondialisation comme étant un « protestantisme sans Dieu » ( !). Comme pour mettre en évidence, précisément que la liberté actuelle qui règne sur le plan du commerce international, est celle du loup dans la bergerie… Vaste défi pour les protestants que de promouvoir une forme de mondialisation comme « protestantisme avec Dieu », ou mieux au service de Dieu, donc de tous les humains et de la création. La liberté protestante a favorisé l’individualisation du croire (qui n’est pas forcément un individualisme du croire). Bricolages doctrinaux, utilisation des services des Eglises sans s’impliquer soi-même, prise de distance face aux contraintes liées à une vie communautaire… tout cela affecte aussi nos relations entre nous, et avec les autres.

Ainsi, la prospérité économique menacée, la non-reconnaissance communautaire de Dieu, la baisse démographique, l’affaiblissement de l’Etat social (qui dans la plupart des cantons de Suisse finance encore les Eglises réformée et catholique), le relativisme ambiant et l’individualisation du croire sont des défis majeurs qui interpellent de l’extérieur nos communautés. A la fierté chrétienne et protestante, il faut donc allier les fragilités de notre société, fragilités sécrétées en partie par le protestantisme.

Sans oublier bien sûr les fragilités à l’intérieur du protestantisme lui-même !

B. Dans l’Eglise protestante

1. La juste fierté protestante est comme rongée par un sentiment de non-reconnaissance injuste face au travail colossal qui a été fourni. Et c’est précisément parce que j’entends tant de collègues usés par le découragement (difficultés à rassembler le dimanche matin, à trouver des bénévoles, à assurer le catéchisme…) ou une tâche inhumaine (disponibilités demandées au-delà des forces…) que j’ai eu envie de formuler cette réflexion.

2. Le pluralisme doctrinal et éthique est extrême au sein de nos Eglises, probablement plus marqué que dans n’importe quelle autre Eglise chrétienne ou Communauté religieuse du monde ! En notre sein nous avons de plus en plus de théologies, d’éthiques, de spiritualités, d’ecclésiologies, de problèmes et de…solutions! Et de moins en moins de protestants, de ministres, de laïcs disponibles, de baptêmes… Les réformes dans lesquelles sont entrées nos Eglises réformées sont avant tout des changements de structures. Volonté d’avoir plus de paroisses regroupées, de collaborations régionales, de ministres spécialisés, de créativité et … de proximité ! Dans les faits, cela signifie plus de contraintes pour les ministres paroissiaux (les services funèbres ne diminuent guère et ne peuvent être refusés…) qui avec moins, sont censés faire mieux ! Ce qui est un vœu pieux, pour ne pas dire une duperie, voire une supercherie.

3. Aux fragilités institutionnelles du protestantisme s’ajoutent nos propres fragilités personnelles. Toutes les crises nous sont familières : maladies, deuils, divorces, conflits, jalousies… et celles-ci nous poussent parfois au désespoir.

Fiertés et fragilités. Nous aimerions les premières sans les dernières. L’apôtre Paul a toujours lié les deux :

« Le Seigneur m’a déclaré : « Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » Aussi mettrai-je mon orgueil bien plutôt dans mes faiblesses afin que repose sur moi la puissance du Christ. » (2 Corinthiens 12/9).

Etre Eglise aujourd’hui, c’est retrouver au cœur de nos nombreuses fragilités –externes et internes- une saine fierté qui peut les transfigurer : fierté en particulier dans le Dieu de Jésus-Christ, la Bible et la Communauté multicolore qui en vit.

Beaucoup plus rapidement, d’autres binômes.

2.Communion et désintégration

J’aurai pu dire aussi Dieu et le diable. Ou encore soumission et résistance. Soumettez-vous à Dieu et résistez au diable, nous exhorte la première épître de Pierre (5/5-9).

La raison d’être de l’Eglise est d’accueillir et de refléter Dieu qui est communion et de résister aux forces diaboliques de désintégration qui cherchent à la détruire ainsi que le monde. Affirmer que Dieu est communion pose déjà un réel problème à un certain nombre de réformés. Or ajouter que nous avons à tenir ferme « face aux manœuvres du diable » (Ephésiens 6/11) ou encore comme Jésus et avec Jésus à résister à ses tentations (Luc 4/1-13) et à demander à Dieu notre Père de nous délivrer du Malin (Matthieu 6/13), cela paraît être des écarts de langage anachroniques et inacceptables. Ce n’est pas le temps ni le lieu de développer une réflexion sur la pertinence ou non du langage biblique consacré au diable et aux démons. Dans ma petite expérience de vie, il me semble difficile de réduire toutes les difficultés rencontrées à des problèmes psychologiques ou à des conflits psychosociaux. En tant que personnes, en tant que ministres, en tant qu’Eglise, je crois qu’il nous arrive d’être confrontés à des puissances d’obsession, de division et de destruction qui sont d’ordre spirituel. Dans Luc 22, 31ss, nous lisons :

« Le Seigneur dit : Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer dans un crible comme on fait pour le blé. Mais moi j’ai prié pour toi afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi quand tu seras revenu affermis tes frères ».

Confesser que Dieu est communion et que le diable est désintégration, ce n’est pas régresser à une vision du monde dualiste.

Un jour, Simon, un de mes fils, me demanda comment on pouvait savoir que Dieu était plus fort que le diable. Ne sachant pas immédiatement quoi dire, il trouva lui-même une belle réponse : « Dieu est plus fort que le diable, parce que dans le monde il y a bien plus d’amour que de haine ».

Etre Eglise aujourd’hui c’est laisser Dieu inscrire au cœur d’une société marquée par tant de brisures physiques, psychiques et sociales des espaces de vie réconciliée.

3.Finitude et festivité

J’aurai pu dire aussi esclavage et libération. Ou encore mort et résurrection. Un texte bouddhiste fameux affirme : « Aller, aller, dépasser, traverser, Eveil » (Sûtra du Cœur de la Sagesse transcendante)3. Ce n’est pas sans analogies avec ces deux réalités fondatrices de la foi juive et chrétienne : Passage, Réveil ou encore Pâque(s) et Résurrection. Notre expérience humaine à tous est celle de l’impasse. La maladie, le rejet, l’échec, la mort nous renvoient à notre propre impuissance, à nos propres limites. Or au cœur du témoignage chrétien, il y a l’affirmation que Dieu, dans la mort et la résurrection de Jésus Christ, a ouvert un passage dans l’impasse. C’est pourquoi Paul peut s’écrier : « … dans des impasses, nous arrivons à passer… » (2 Corinthiens 4/8). C’est pourquoi l’avenir, aussi sombre soit-il, est habité par l’espérance (Jérémie 31/17). « Je changerai leur deuil en allégresse » affirme le Seigneur (Jérémie 31/13). Une professeur d’oncologie pédiatrique à l’université de Yale a écrit un bel ouvrage intitulé Un enfant les conduira (Editions Raphaël, Palézieux). Elle y rappelle la chose suivante : « Dans certaines communautés grecques, les chrétiens se rassemblent le lendemain de Pâques pour se raconter des plaisanteries, manière d’honorer la plus grande plaisanterie de Dieu qui eut lieu le matin de Pâques ». Et un peu plus loin : « Un ami m’a dit que les membres de sa famille qui ont été dans leur vie frappés par un cancer sont ceux qui ont le plus grand sens de l’humour. Je peux le comprendre. Ce sont les enfants cancéreux qui m’ont appris l’hilarité, qui m’ont permis de prendre le risque de rire lorsque le monde imposait les larmes. Un enfant me dit que c’est quand il me voit rire qu’il sait qu’il peut espérer » (p.125). Après avoir découvert la rechute de Simon, nous avons décidé, suite à cette impulsion, de nous raconter régulièrement des plaisanteries. Et cela à cause de l’horizon que la résurrection du Christ nous ouvre. Alors que nos cœurs sont brisés et saignent, nous y inscrivons une petite fenêtre d’espérance.

En voici une d’ailleurs qui a fait rire mon fils, même s’il l’a trouvée limite.

Le Petit Jésus rentre de l’école avec son bulletin et Marie l’examine : » Mathématiques : 0/20 « multiplie les petits pains et les boissons » » Chimie : 5/20 « change l’eau en vin pour amuser ses petits camarades » » Sport : 2/20 « marche sur l’eau pendant les épreuves de natation » Marie, très en colère, regarde Jésus et lui dit : « Eh bien, tes vacances de Pâques, tu peux faire une croix dessus ! »

Dans un registre beaucoup plus sérieux, réécoutons ce beau texte de Dietrich Bonhoeffer :

« L’Eglise est morte, me dit il y a peu un grave Allemand ; que pouvez-vous faire d’autre, avec tout votre activisme, tout votre sérieux et votre pathos, que préparer des obsèques honorables à l’Eglise ». -Toutes nos conférences ne sont-elles pas engendrées par une angoisse profonde à la pensée qu’il est trop tard, par le désir désespéré de réparer ce qui est irréparable ?Chacun de nous, qui participons avec sérieux à cette conférence, ne vit-il pas des heures où il est assailli par ce sentiment qui ne le quitte plus : il est trop tard ; c’en est fini de l’Eglise du Christ ; tout ce que nous faisons ici ne sert qu’à nous rendre plus facile l’acceptation de ce fait, à nous faire illusion, et à nous diriger peu à peu vers une autre forme d’existence ? (…) La foi à l’Eglise vivante du Christ ne se fait jour que lorsqu’on voit lucidement la mort de l’Eglise dans le monde, le processus de ses effondrements toujours renouvelés ; lorsqu’on sait que le monde, pour être honnête, ne peut que dire : « L’Eglise est morte », que le monde ne peut voir dans notre activité autre chose que les préparatifs d’une cérémonie funèbre, et lorsque, face à tout cela, en dépit de tout cela et contre tout cela, on entend que le Nouveau Testament annonce la vie au mourant, que, dans la croix du Christ, la mort et la vie coïncident ; c’est seulement en voyant cela que l’on croit à l’Eglise sous la croix. » (Discours à Gland, le 19 août 1932, à la conférence internationale de jeunesse de l’Alliance mondiale ((Cité in Textes choisis, Labor et Fides, pp.75-76.)).)

Etre Eglise aujourd’hui, c’est redécouvrir ensemble une festivité qui vient habiter nos précarités et subvertir nos absurdités.

4.Différenciation et Communauté

J’aurai pu dire aussi dons de l’Esprit et bien commun. Ou encore vocation et édification.

« Il y a diversité de dons, mais c’est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c’est le même Seigneur ; divers modes d’action, mais c’est le même Dieu qui produit tout en tous. Chacun reçoit le don de manifester l’Esprit en vue du bien de tous » (1 Corinthiens 12/4-7).

Quand je suis devenu chrétien, ce qui m’a immédiatement frappé, c’était la pauvreté relative de chaque Eglise eu égard à la richesse des textes bibliques. Et c’est en fréquentant régulièrement toutes les Eglises que, peu à peu, cette richesse s’est approfondie. Pour ma foi et ma vie, c’est devenu une évidence : chaque Eglise a reçu une vocation et des grâces spécifiques qu’il est fondamental de reconnaître ; et aucune ne les a toutes. D’où l’urgence de vivre et de travailler ensemble. Cette conviction forte m’a poussé à œuvrer pour leur rapprochement, et cela pendant trente ans. Ce qui en priorité me frappe dans le Nouveau Testament, c’est le fort accent mis sur une diversité de ministères et de charismes pour édifier l’Eglise. Bonhoeffer nous a appris à lire la Bible non seulement « pour nous », mais aussi « contre nous ». Quels sont les textes qui m’apparaissent ignorés, ou mis de côté, dans l’Eglise réformée ? Quels sont les lieux qui devraient être revisités ? Quels sont les thèmes qui mériteraient d’être approfondis ?

Je n’en citerai que deux : la théologie des ministères et le culte.

Ministères

L’Eglise réformée, pendant des siècles, semble avoir résumé sa théologie des ministères au ministère des… théologiens5 ! Aujourd’hui deux ministères sont mis en évidence, celui des pasteurs et celui, plus problématique semble-t-il, des diacres. Ces deux ministères sont les seuls à impliquer une « consécration » (en la présence d’une délégation du Conseil d’Etat dans le canton de Vaud). Les autres, parfois appelés « ministères » dans un sens large (conseillers de paroisse ou « anciens », catéchètes, organistes, etc.) impliquent parfois une installation ou une prière de reconnaissance au sein d’une paroisse ou d’une région. Implicitement, un troisième « ministère » est reconnu, c’est celui de « docteur » ou de professeur de théologie. Or dans la Bible bien d’autres ministères sont présents : ceux d’apôtre, de prophète, d’évêque, d’évangéliste… Où sont-ils passés ? La réponse que je crois avoir reçue est que le pasteur hérite du ministère apostolique et exerce un ministère « épiscopal » avec les conseillers de paroisse sur le plan local, comme le Conseil synodal l’exerce sur le plan cantonal (en lien bien sûr avec une Assemblée de paroisse et un Synode). Il lui appartient aussi d’être prophète (puisque tous les protestants sont censés être des prophètes, des communicateurs de la Parole de Dieu) et bien évidemment d’être évangéliste (puisqu’il est de son devoir d’annoncer la Parole de Dieu à tous). Cela fait beaucoup pour une seule personne, même si elle travaille en équipe ! En lisant ainsi la Bible, nous avons beaucoup appauvri, j’en suis persuadé, les potentialités que Dieu nous propose. Pour l’avenir, je vois deux possibilités :

  1. Le statu quo, par une nouvelle justification théologique du bien-fondé de la situation présente.
  2. Une réelle ouverture au sein de l’Eglise réformée à d’autres formes de ministère (évêque, évangéliste, prophète, docteur, apôtre…) et une reconnaissance de tels ministères comme déjà donnés hors de l’Eglise réformée mais comme étant « utiles » pour elle.

Le culte

« Quand vous êtes réunis, chacun de vous peut… » (1 Corinthiens 14/26). La participation des laïcs dans un culte réformé traditionnel reste extrêmement pauvre. Il faut dire que le pasteur prêche généralement si bien, que les textes liturgiques sont si beaux et les chants si anciens, qu’il est pratiquement impossible d’oser une parole spontanée ou différente, ou encore un chant nouveau ! Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce qui bloque principalement la vie du culte réformé, ce ne sont pas ses laideurs et ses faiblesses, mais sa beauté et sa force ! Les compétences des ministres, au lieu de stimuler celles des laïcs, leur rappellent constamment qu’eux sont moins compétents, pour ne pas dire incompétents… Si les ministres n’ont pas un réel besoin des laïcs pour l’animation de la célébration, à la longue ceux-ci se désinvestissent. De toute urgence, je propose que nous acceptions une autolimitation du ministre et une réelle diversification des prises de paroles. Le message biblique perd aujourd’hui de sa pertinence non parce que les théologiens le comprennent mal, mais parce qu’ils ne peuvent plus saisir la complexité des situations de vie auxquelles il s’adresse.

  1. Former des laïcs capables d’apporter des messages d’exhortation lors des cultes (je ne les appelle pas des « prédicateurs laïcs » pour ne pas trop bousculer les ministres et pour garder dès lors le nom de « prédication » à l’apport spécifique des théologiens) devrait être une priorité. Non seulement ceux-ci pourraient décharger le ministre de temps en temps, mais surtout ils apporteraient un autre éclairage à partir de leur engagement spécifique (dans le monde économique, politique, scientifique, culturel, familial, etc.).
  1. Former des « liturges » capables de stimuler la Communauté à vivre la prière (et rassembler de beaux textes liturgiques pouvant être utilisés) serait un autre apport important.
  1. Accepter que des « témoins », à partir d’expériences concrètes de leur vie de foi, puissent régulièrement s’exprimer lors des cultes, cela apporterait aussi une touche existentielle et subjective bienvenue.
  1. Que le ministre accepte finalement de diversifier ses propres prédications. Il me semble tyrannique de devoir chaque semaine prêcher « quelque chose de neuf ». Si une fois par mois une prédication approfondie était proposée, et que les autres fois une méditation plus simple était offerte, voire même une prédication proposée par des collègues sur Internet –ou, je vais peut-être vous choquer, par retransmission audio ou audio-visuelle- cela libèrerait du temps pour les ministres.
  1. Quant aux chants, je suis effaré qu’une Eglise aussi riche en personnes que la nôtre, soit si pauvre en créativité et en qualité. Rassembler des créateurs de chants, former des chantres, stimuler la circulation des chorales, favoriser la créativité musicale d’autres musiciens que les organistes, intégrer d’autres formes d’art (danses, images, etc.) au sein de la célébration, ce serait laisser de la place à la diversité créative de l’Esprit Saint.

J’entends déjà les objections –justifiées- de mes collègues. Un culte spécial avec participation des laïcs et d’autres musiciens demande un surcroît de travail, impossible à vivre chaque semaine. Précisément ! Je propose que de toute urgence nous diversifions les formes du culte. Dans la proposition de feuille de route de l’Eglise protestante de Genève, je perçois ce mouvement vers une différenciation qui respecte à la fois les charismes des ministres et laïcs ainsi que les besoins différenciés de la population à laquelle nous nous adressons. Il me semble important aussi d’encourager et d’autoriser les paroisses et les ministres à respecter les rythmes diversifiés de leurs paroissiens (hebdomadaire, mensuel, occasionnel) et à inviter de manière spécifique à un certain nombre de célébrations sur l’année. Nous devons libérer les paroissiens de la culpabilité de ne pas venir à un rythme qui ne correspond pas à leur étape de vie. Et libérer les ministres de la frustration d’avoir relativement peu de monde au culte hebdomadaire.

Mieux vaut des Eglises pleines douze fois par an avec joie, et une quarantaine de fois moins fréquentées, mais aussi dans la joie, que 52 fois par an relativement vides, avec tristesse et frustration!

Le rythme hebdomadaire est devenu pesant pour de nombreuses familles. « Comme je ne puis venir à tous les cultes, je ne viens à aucun. Et comme je connais peu de monde, ou suis connu par peu de monde, je préfère rester chez moi… » Toutes ces propositions pourraient être reprises au niveau régional, cantonal ou romand. Toutes ont comme perspective de décharger à la longue le ministre de paroisse. Et surtout de favoriser une diversification par une valorisation des autres charismes et une limitation de ses propres interventions. Et c’est certainement là le plus difficile à réformer… Or la différenciation –apports des différentes Eglises, des différents ministères, des différents lieux de vie- doit être accompagnée d’une pédagogie de l’appartenance. La différenciation que suscite l’Esprit saint n’est pas une fin en elle-même. Elle est au service d’une vie communautaire plus riche.

Etre Eglise aujourd’hui, c’est stimuler à la fois la différenciation et la complémentarité des charismes et des ministères, et cela en vue d’une Communauté plus visible et plus audible, plus créative et plus solidaire.

5.Correspondance et vivification

J’aurai pu dire aussi culte et service. Ou encore sanctification et évangélisation. Les chrétiens sont appelés à cor-respondre, c’est-à-dire à répondre ensemble à l’appel que le Christ leur adresse (voir l’article ‘Eglise’ d’André Birmelé dans l’Encyclopédie du protestantisme). Cette correspondance qui est une conformisation de leurs vies à celle du Christ – « Imitez-moi comme j’imite le Christ » disait l’apôtre Paul- est l’énergie consacrée à la vie interne de l’Eglise. Mais cette énergie « introvertie » a comme finalité de dynamiser l’énergie « extravertie ». Le meilleur de nous même est appelé à être offert aux autres. Par le service et la parole, la générosité et la disponibilité. L’Eglise est le lieu où le Christ nous apprend non seulement à survivre et à vivre, mais à vivifier.

« Pour moi, vivre c’est Christ et mourir m’est un gain. Mais si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir. Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, et c’est de beaucoup préférable, mais demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. Aussi, je suis convaincu, je sais que je resterai, que je demeurerai près de vous vous tous, pour votre progrès et la joie de votre foi, afin que grandisse grâce à moi, par mon retour auprès de vous, la gloire que vous avez en Jésus Christ » (Philippiens 1/21-26).

Etre Eglise aujourd’hui, c’est être tiraillé de deux côtés. D’une part vers le Christ, car mourir est un gain. Et d’autre part vers nos prochains. Car nous leur sommes donnés pour le progrès et la joie de leur foi.

Conclusion

Nos Eglises en Occident souffrent. Et celles dans d’autres parties du monde (certains pays musulmans, communistes et du Sud) encore plus.

Nous sommes appelés à :

  • chercher la vérité qui précède la consolation ;
  • à retrouver une saine fierté au cœur de nos fragilités ;
  • à savourer la Communion et à résister aux désintégrations ;
  • à redécouvrir une festivité au cœur de nos précarités ;
  • à stimuler les différences au service de la Communauté ;
  • et à nous laisser transformer par le Dieu vivant pour d’autant mieux communiquer autour de nous sa Vie.

Ainsi parle le Seigneur : « Assez !… Ton avenir est plein d’espérance ! » (Jérémie 31/16,17).

Shafique Keshavjee

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» Etre Eglise aujourd’hui. Texte final (98 Ko)

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