An de grâce 2009. En de multiples lieux, et à Genève en particulier, la vie et l’œuvre de Calvin sont revisitées. Or s’il est un domaine où la pensée de Calvin s’est montrée très vigoureuse, c’est bien celui de la critique de la papauté. Celle de son temps, certes. Mais de nombreux protestants –et peut-être même quelques catholiques déçus par les décisions récentes de Benoît XVI?- considèrent que sa critique garde encore sa pertinence. Qu’en penser ? Après avoir rappelé 1. des éléments de la critique calvinienne de la papauté, 2. des éléments de l’ecclésiologie catholique romaine, je finirai 3. par quelques pistes concrètes pour poursuivre le dialogue œcuménique 500 ans après Calvin ((Cet article est un condensé d’un texte plus long « 500 ans après Calvin, comment continuer le dialogue œcuménique ? » qui peut être trouvé sur le site http://www.unige.ch/theologie/facul….)).
La critique de la papauté par Calvin
Dans ses prédications, comme dans son œuvre maîtresse L’Institution chrétienne, Calvin déploie une critique sévère de la papauté.
Le 23 mars 1560, en la cathédrale (St Pierre…) de Genève, Calvin a tenu ces propos : « (…) quand le pape allègue la supériorité qu’il dit avoir sur toute l’Eglise, nous savons que c’est tyrannie du diable, et qu’il a renversé tout l’empire du fils de Dieu, quand il s’est ainsi élevé d’un orgueil infernal » ((J. Calvin, La servante chassée, Sermon édité par Max Engammare, Carouge-Genève, Ed. Zoé, 1995, p.31.)).
Une partie importante du quatrième Livre de L’Institution chrétienne est consacrée à la papauté. Selon Calvin, le pape ne serait pas en droit de revendiquer un rôle privilégié parmi les évêques pour la simple raison qu’il ne remplirait même pas l’office d’un évêque :
« Touchant du pape, je voudrais bien savoir ce qu’il a de semblable à un évêque. Le principal point de l’office épiscopal, est de prêcher la Parole de Dieu au peuple. Le second, proche de celui-là, est d’administrer les sacrements. Le troisième, d’admonester et de reprendre, et même de corriger par l’excommunication ceux qui faillent. Qu’est-ce qu’il fait de tout cela? Qui plus est, fait-il semblant d’y toucher? Que ses flatteurs donc me disent comment ils veulent qu’on le tienne pour évêque, vu qu’il ne donne nulle apparence de toucher, même du petit doigt, la moindre portion qui soit de son office » ((L’Institution chrétienne, Aix-en-Provence/Maren-la-Vallée, Editions Kerygma/Editions Farel, 1978, Livre IV, 7, 23, p.132.)).
Or la critique de Calvin a été plus virulente encore. Le pape est rapproché de l’Antéchrist :
« Quand donc nous refusons d’octroyer simplement aux papistes le titre d’Eglise, nous ne leur nions pas entièrement qu’ils n’aient quelques Eglises parmi eux, mais nous discutons seulement du vrai état de l’Eglise, qui comporte communion tant en doctrine, qu’en tout ce qui appartient à la profession de notre chrétienté. Daniel et S. Paul ont prédit que l’Antéchrist serait assis au temple de Dieu (Dan. 9:27; II Thess. 2:4): nous disons que le pape est le capitaine de ce règne maudit et exécrable, pour le moins en l’Eglise occidentale. Puisqu’il est dit que le siège de l’Antéchrist sera au temple de Dieu, par cela il est signifié que son règne sera tel qu’il n’abolira point le nom de Christ ni de son Eglise. De là il apparaît que nous ne nions point que les Eglises sur lesquelles il domine par sa tyrannie, ne demeurent des Eglises, mais nous disons qu’il les a profanées par son impiété, qu’il les a affligées par sa domination inhumaine, qu’il les a empoisonnées de fausses et méchantes doctrines, et quasi mises à la mort, au point que Jésus-Christ y est à demi enseveli, l’Evangile y est étouffé, la chrétienté y est exterminée, le service de Dieu y est presque aboli; bref, tout y est si fort troublé, qu’il y apparaît plutôt une image de Babylone, que de la sainte cité de Dieu » (L’Institution chrétienne, IV, 2, 12).
S’il fallait résumer en deux mots toute sa critique, on pourrait dire que Calvin conteste radicalement une domination inhumaine du pape sur l’Eglise.
L’affirmation de la papauté par l’Eglise catholique romaine
Quatre siècles plus tard, au Concile Vatican II, la centralité du ministère du Pontife romain a été réaffirmée avec force. Pour rappel, quelques textes de Lumen Gentium (LG).
« Le Pontife romain, comme successeur de Pierre, est le principe perpétuel et visible et le fondement de l’unité qui lie entre eux soit les évêques, soit la multitude des fidèles » ((Concile œcuménique Vatican II, Paris, Editions du Centurion, 1967, LG, 23, p. 49.)).
« Cette doctrine du primat du Pontife romain et de son infaillible magistère, quant à son institution, à sa perpétuité, à sa force et à sa conception, le saint Concile à nouveau le propose à tous les fidèles comme objet certain de foi » (LG 18, p.41-42).
« C’est là l’unique Eglise du Christ, dont nous professons dans le symbole l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité, cette Eglise que notre Sauveur, après sa résurrection remit à Pierre pour qu’il en soit le pasteur (Jean 21,17), qu’il lui confia, à lui et aux autres apôtres, pour la répandre et la diriger (cf. Mat. 28,18, etc.), et dont il a fait pour toujours la « colonne et le fondement de la vérité » (1 Tim. 3,15). Cette Eglise comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Eglise catholique qu’elle se trouve [subsistit in Ecclesia catholica], gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui, bien que des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures, éléments qui, appartenant proprement par don de Dieu à l’Eglise du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité catholique » (LG 8, p.23-24).
Ce texte a été sujet de multiples interprétations. Pour rappel, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a donné un commentaire récent dans son document Réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine de l’Eglise (29/6/2007).
« Selon la doctrine catholique, s’il est correct d’affirmer que l’Église du Christ est présente et agissante dans les Églises et les Communautés ecclésiales qui ne sont pas encore en pleine communion avec l’Église catholique, grâce aux éléments de sanctification et de vérité qu’on y trouve, le verbe ‘subsister’ ne peut être exclusivement attribué qu’à la seule Église catholique (…)» ((http://www.vatican.va/roman_curia/c…, consulté le 16/2/2009.)).
En 1969, Paul VI visite le siège du COE. Il est le premier pape à le faire. Dans son discours, il y rappelle de manière claire : « Notre nom est Pierre » et « le Seigneur nous a donné un ministère de communion ». Cette réaffirmation forte de l’identité de l’Eglise catholique romaine autour de Pierre et des évêques rassemblés a jeté un froid. En même temps, elle a le mérite de la clarté. Il n’y aura pas de réconciliation œcuménique sans réconciliation autour d’une compréhension et d’une pratique communes d’un ministère de communion.
Mais le chemin est rocailleux. D’un côté, nous avons Calvin qui affirme que le pape est l’Antéchrist. De l’autre, nous avons les autorités de l’Eglise catholique romaine qui déclarent que l’Eglise une subsiste dans l’Eglise catholique et que le pape est le fondement de l’unité de l’Eglise. Peut-on surmonter le conflit entre ceux qui déclarent fermement que la papauté est le mal principal et cause des divisions et ceux qui au contraire, non moins fermement, clament que la papauté est le principe perpétuel et le fondement de l’unité ? J’ai la conviction, avec d’autres, que ce conflit peut être surmonté. Encore faut-il qu’un travail commun de relecture du passé se fasse et qu’un travail commun de prospection, humble et réaliste, soit entrepris.
Relire le passé et imaginer l’avenir
Nombreux sont ceux qui ont fait remarquer que la critique sévère de Calvin à l’égard de la papauté –et avant lui, la critique impitoyable de Luther ((Martin Luther, Image de la papauté, Grenoble, Ed. Jérôme Million, 1997. Ce dernier ouvrage de Luther est une sorte de « bande dessinée » intégrant des gravures de Lukas Cranach. De manière très virulente Luther y exprime sa haine de la papauté d’alors.))- portait sur l’Eglise de son temps et que précisément les temps avaient changé. Certes, il faut tenir compte de cet argument. La papauté du 21ème siècle n’est pas celle du 16ème ou du 11ème. Cela dit, il faut aussi reconnaître que la papauté telle que définie par Vatican I ((Cf. du 1er Concile du Vatican, la Constitution dogmatique “Pastor Aeternus” (18 juillet 1870), le chp.3.)), puis reprise et rééquilibrée par Vatican II ((Cf. en particulier Lumen Gentium 8; 18; 20; 22- 25.)), n’est pas sans poser de nouvelles questions aux non catholiques.
Ce qui est moins connu, c’est qu’une partie de l’argumentation utilisée par Calvin pour critiquer les dérives de la hiérarchie de l’Eglise de son temps, sont des arguments qu’il avait repris d’un pape pour qui il avait de l’estime : le pape Grégoire 1er appelé à juste titre Grégoire le Grand (540-604) ((Le Groupe des Dombes, dans leur beau livre Le ministère de communion dans l’Eglise universelle, Paris, le Centurion, 1986, donne aussi en exemple Grégoire le Grand. « Reste que le portrait du pape est celui de Grégoire le Grand : l’évêque de Rome, serviteur des serviteurs de Dieu, peut définir son ministère d’après l’Evangile et le vivre selon l’Evangile » (p.39).)). Le pape Grégoire avait formulé des critiques sévères à l’égard du Patriarche de Constantinople d’alors, Jean le Jeûneur.
Pour rappel, voici le contexte. L’évêque de Constantinople s’était vu reconnaître, notamment aussi par l’empereur, le titre de « patriarche œcuménique ». Œcuménique désignant ici l’Empire, et l’évêque de sa capitale, mais n’impliquant aucun droit sur l’Eglise universelle. Traduit en latin, cela donnait « universalis episcopus » ou « universalis patriarcha », une prétention insupportable qui allait à l’encontre des revendications de Rome. Dans de nombreuses lettres, le pape Grégoire adjura le patriarche de Constantinople de renoncer à ce « stultum et superbum vocabulum » (terme stupide et orgueilleux) parce qu’il était contraire à l’humilité chrétienne. Et lorsque Grégoire lui-même fut qualifié de « universalis papa », il refusa explicitement ce titre et demanda qu’on l’appela « servus servitorum Dei », « serviteur des serviteurs de Dieu », parce qu’il n’entendait pas se placer au-dessus des autres évêques ((Sur ce sujet, cf. la mécompréhension autour du concept « œcuménique » telle que présentée par P. Neuner dans son excellent ouvrage, Théologie œcuménique. La quête de l’unité des Eglises chrétiennes, Paris, Cerf, 2005, p.19s.)).
Calvin se réfère à plusieurs endroits dans L’Institution aux lettres de Grégoire.
« Sur le titre d’évêque universel, la première contention en fut émue du temps de S. Grégoire, par l’ambition de l’archevêque de Constantinople nommée JEAN. Car celui-ci voulait se faire évêque universel ce que nul avant n’avait auparavant tenté. Or S. Grégoire, en débattant cette question, n’allègue point que l’autre lui ôte le titre qui lui appartient, mais au contraire, il proteste que c’est un titre profane, voire même plein de sacrilège, et un préambule de la venue de l’Antéchrist » (L’Institution chrétienne, IV, 7, 4).
Ainsi, pour affirmer que le pape de son temps était lié à l’Antéchrist, Calvin utilise l’argument du pape Grégoire qui considérait que le Patriarche de Constantinople était lié à l’Antéchrist, parce qu’il était un évêque qui voulait étendre son pouvoir et manquait d’humilité… Dans une belle lettre adressée au patriarche Jean ((Epîtres, livre V, épître 18.)), Grégoire rappelle que le sens même de l’épiscopat et de ramener à l’humilité, et pour cela il est le premier à devoir vivre l’humilité.
Et nous touchons certainement là le cœur des conflits œcuméniques : l’extension de pouvoirs mal vécus –de « dominations inhumaines » aurait dit Calvin- aux dépens d’une autorité vécue dans l’humilité et qui appelle à l’humilité.
La grande question est alors de savoir comment valoriser une forme de ministère épiscopal et primatial qui soit réellement un service et non une domination… Calvin a défini l’Eglise comme la mère de tous les fidèles (cf. L’Institution IV, 1,1 et 1,4). Il accorde même que Rome a été jadis « la mère de toutes les Eglises » (L’Institution IV, 7,24). Il reconnaît dans le passé le rôle des évêques « afin que l’égalité n’engendrât pas des noises, comme il advient souvent » (L’Institution IV, 4,2), voire à des archevêques et à des patriarches (L’Institution IV, 4,4). Mais il a critiqué fermement l’orgueil et la domination inhumaine de ces ministères quand leur mode d’élection ainsi que leur exercice n’était plus au service du Christ et de la transmission de l’Evangile. Les héritiers de Calvin pourront-ils entendre que Calvin avait cette vision large de l’Eglise ? Et les héritiers de la papauté pourront-ils entendre que le seul sens du ministère primatial et épiscopal est celui d’une autorité dans le service ?
L’affirmation catholique romaine selon laquelle que c’est « par la seule Eglise catholique du Christ (…) que peut s’obtenir toute plénitude des moyens de salut » ((Concile Vatican II, Unitatis Redintegratio 3.)) et qu’en dehors d’elle se trouvent non pas la plénitude, mais des « éléments » de l’Eglise (elementa ecclesiae) choque profondément les partenaires du dialogue œcuménique et notamment les réformés. Or il est intéressant de se souvenir que le concept d’elementa ou de vestigia vient… de Calvin ! ((Le cardinal Kasper le rappelle dans son texte « Current problems in Ecumenical Theology » (sans date) www.vatican.va/roman_curia/pontific… (consulté le 16/2/2009).)) « (…) nous ne nions pas que les papistes aujourd’hui n’aient encore, dans cette dissipation de l’Eglise, quelques traces qui leur sont demeurées par la grâce de Dieu » (L’Institution chrétienne, IV, 2, 11).
Ainsi l’Eglise catholique romaine a repris l’argumentation que Calvin avait utilisée -contre l’Eglise de son temps- et l’a appliquée à l’Eglise qui se situe dans sa lignée. Comme Calvin avait repris l’argumentation d’un pape -contre le patriarche de Constantinople de son temps- et l’avait appliqué à la papauté qui se situe dans sa lignée.
Calvin a considéré que la papauté de son temps était signe de l’Antéchrist car elle manquait d’humilité à l’égard de Dieu et de sa Parole (comme Grégoire le Grand l’avait reproché à Jean le Jeûneur…). L’Eglise catholique romaine considère que les Eglises non romaines n’ont que des éléments de la véritable Eglise, alors que la vérité de l’Eglise se trouve en son sein (comme Calvin l’avait reproché à l’Eglise de son temps).
500 ans après Calvin, comment continuer le dialogue œcuménique ? Le moment est venu non de nous inspirer des critiques réciproques et de nous les appliquer mutuellement, mais de nous nourrir de nos estimes réciproques et de nous encourager mutuellement vers plus de pureté et de fidélité. Ecclesia semper purificanda, comme l’affirme Vatican II. Ecclesia semper reformanda, comme l’affirment les Eglises de la Réforme.
Les jésuites ont fait un vœu particulier d’obéissance au pape. Dans leur revue, ils ont invité un théologien réformé à rappeler la position de Calvin. Peut-être qu’ensemble –avec des orthodoxes et des catholiques chrétiens, des anglicans et des luthériens- nous devrions approfondir et imaginer à quoi pourrait et devrait ressembler un ministère de communion qui puisse être accueilli et apprécié par tous. Et pour y arriver, la méditation d’une parole de l’apôtre Paul peut nous être utile:
« Que l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection ; rivalisez d’estime réciproque » (Romains 12/10).
Shafique Keshavjee
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» Calvin, la papauté et nous (36 Ko)
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